Entre réel et impalpable
Expo Neckel Scholtus, au CAPe Ettelbruck
De Marie-Anne Lorgé
Des pieds nus ancrés dans la terre, les pieds du père dans une glaise hersée, comme s’ils prenaient racine: c’est par cette image que tout commence. Et c’est par ces mêmes pieds, mais chaussés et en mouvement, arpentant en boucle une prairie, que tout finit. Entre la photographie, ou plan fixe, du début, et la vidéo de la fin – une fin qui ne clôt rien mais ouvre un questionnement sur le présent de l’agriculteur, sur ses choix, tout comme sur le devenir du monde rural -, entre les deux, donc, un théâtre blanc, fait de draps de coton ou de lin, typiques de nos campagnes ou du trousseau familial d’antan, autant de draps brodés, personnalisés par des monogrammes, un patient travail artisanal, souvent dévolu à la maîtresse de maison, en un temps où la parure de lit, linge utile mais aussi symbolique (dormir/mourir), était un objet de valeur transmis de génération en génération.
Le drap fait partie de l’imaginaire collectif, c’est aussi un indice éminemment intime. Et c’est ce drap blanc, froissé par l’usage, que l’artiste Neckel Scholtus privilégie dans la mise en scène de son travail, dans la manière de se raconter par la photographie, médium de révélation par essence.
Ce que raconte la photographe, ce sont ses souvenirs d’enfance passée dans la ferme familiale, et partant de là, en donnant une visibilité au métier d’agriculteur, et à son évolution, c’est un hommage qu’elle rend à son père.
La ferme, l’artiste l’a vécue du dedans, elle sait donc de quoi elle parle, pour autant, sa photographie transcende le témoignage personnel pour rendre palpable un labeur avec toutes ses composantes invisibles que sont la sueur, l’abnégation, le perpétuel recommencement. Ce n’est pas une photographie documentaire, ce n’est pas non plus un exercice de nostalgie béate, ni surtout une vision bucolique ou idéalisée, c’est une plongée insolite dans un microcosme paysan familier, c’est un regard certes incarné mais particulièrement inédit posé sur les outils, les animaux, les saisons, la nature à travers la vie qui l’habite et le temps qui tout fait, défait et refait.
Sur les draps, écrans blancs comme une mémoire, la photographe Neckel coud des fragments de réel, où le passé a incubé, où, grâce à la distance artistique, à la lumière, à la couleur, au cadrage, à sa poésie, sa tendresse, son humour, ses ellipses, ses métaphores, son étrangeté parfois, sa qualité picturale souvent, ce qui se donne à voir, et qui est aussi singulier que très attachant, c’est tout à la fois une quête de soi, un portrait paternel, une transmission, une personnification de l’univers agricole et une voix donnée à la réalité d’une ruralité qui doit s’adapter.
Dans l’espace d’exposition, deux zones closes par les draps, autant de présences fantômes. Sur chaque drap, une impression photographique en couleur sur toile, cousue à la machine au coeur du textile, sensible page blanche.
On déambule dans le sens des aiguilles d’une montre. D’abord, il y a le paysage. Dans un champ, gros plan sur un pieu de bois, rescapé d’une clôture à refaire à chaque sortie d’hiver. Le pieu est fier, dressé vers le ciel, mais fatigué, vermoulu et solitaire, comme une analogie à la figure du paysan, une figure absente mais rendue ainsi étrangement présente. Le ciel bourgeonne et le fil de fer qui se détache dans le décor, forme un noeud particulièrement graphique, comme une sorte de coquetterie, en attente de réparation.
En miroir, au milieu du champ à l’allure de nulle part, un empilement de cageots de bois en équilibre instable, une masse silencieuse, désoeuvrée, comme une suspension avant une possible reprise de la tâche.
Laquelle tâche dit l’outil, au service de l’homme, toujours absent-présent, avec le portrait d’une herse de prairie, pimpante, astiquée, mais qui se languit, prend la pause comme un insecte géant contre le mur de la ferme, d’un ton inattendu, le rose.
L’outil annonce la matière, et puis le vivant. Alors, arrêt sur du foin, en une boule enchevêtrée comme un nid, et puis, du dehors au dedans, incursion dans la bergerie, rose elle aussi, comme une layette, et rencontre avec quelques moutons blottis comme une laine – les moutons, ultime élevage du père, qui a depuis une dizaine d’années transmis/cédé l’exploitation agricole à l’une de ses filles.
Retour extérieur. Autre écosystème, celui de la mare avec sa grenouille. Et passage du sauvage au domestique, du vert au blanc, avec l’oie qui traverse la glaise boueuse, seule, hagarde mais déterminée.
L’oie s’en va peut-être rejoindre une grange. En tout cas, la dernière image est celle de l’inerte, c’est une allusion au bâti par un zoom sur le crépi, toujours rose, où des bouts de fils incertains – conservés «au cas où» (rien ne se perd, tout sert et peut resservir dans le quotidien paysan) - défient le temps, suspendus comme d’énièmes signes graphiques.
La seconde chambre de draps s’ouvre sur une scène désarmante. Plan fixe sur un tubercule aux traits humains, sur une pomme de terre anthropomorphe coiffée d’une corde enroulée comme un nid ou une chevelure et qui repose comme un bébé dans du linge évoquant un couffin.
Cette image, qui résulte d’une performance, est suivie par une déroutante simulation de tétée, la pomme de terre - qui nourrit mais qui, pour le coup, se nourrit - buvant un lait aussi invisible qu’improbable au sein de la photographe – osmose de l’humain et de l’organique dans la grande chaîne du vivant.
En écho, une image zoome sur un objet de forme conique, une analogie formelle au sein qui, en l’occurrence, tamise de la farine, une scène capturée dans la pénombre d’un coin de moulin (désaffecté) proche de l’alcôve, lieu propice aux chuchotements, soustrait aux regards indiscrets –enfant, Neckel a beaucoup joué dans ce lieu, un souvenir dès lors projeté/converti en une perception toute de sensualité.
Ensuite, filiation. Et vibration. Avec un portrait de l’homme, du père, du fermier. Vu de dos – un dos nu, fort comme un tronc, noueux d’avoir trop porté. Et vu par les mains, rugueuses comme l’écorce.
Et puis, il y a les bottes du père, que chausse un personnage féminin en robe blanche et à la chevelure de corde, un personnage également saisi de dos, aussi énigmatique que la scène qu’elle interprète.
Arrive la compagne de la campagne, l’hôte star d’une filière du vivant, la vache, qui rythme la vie de la ferme, ses investissements aussi. Elles sont trois dans l’image, toilettées comme des mannequins, triées sur le volet comme des marchandises, et pour cause, exhibées à la foire agricole d’Ettelbruck. La photographie leur caresse la croupe, un cadrage bien décalé pour honorer la reine des pâturages, mais ce qui se lit sous le clin d’oeil, c’est l’émotion liée à une fin d’activité, à son transfert en d’autres mains : c’est une page qui se tourne en même temps que le chapitre d’une histoire qui continue de s’écrire, tenaillée par la question de savoir ce que l’on fait de l’agriculture aujourd’hui.
De la vache à la matière, voici la paille, qui dit la litière et la nourriture, donc, le soin aux animaux, mais qui renvoie aussi à une texture artisanale et, plus romanesquement, à d’humaines histoires d’amour buissonnier ou de jeu d’aiguille perdue. La botte est défaite, comme une cachette : une image en tire un portrait en gros plan, à la limite d’une abstraction qui gagne en mystère et en volupté.
Dans la dernière image, deux lézards enroulés sur le gravier : parade amoureuse ou lutte de pouvoir ? Une allégorie sans doute des forces contraires, passion et désillusion, qui font que le paysan se lève et se bat.
Il est unique le regard que Neckel Scholtus porte sur l’exploitation agricole, déjà parce qu’il s’agit du terrain de jeu de son enfance, et parce qu’elle sait le respect dû à cet héritage, à ses enjeux. Et pour nous en parler, un outil aussi décalé que lucide, une photographie qui prend la mesure du temps et qui passe de l’espace au détail, du mur au pré, de la matière au vivant, du biotope aux animaux, de l’objet à l’humain, et vice versa, avec son lot de métaphores, de référents symboliques, d’alliances de formes ou de couleurs, de réminiscences et d’observations, ressentis inclus.
Au final, tout l’art de la photographe Scholtus, c’est de réussir un trait d’union entre le singulier et un universel agricole. Entre le «je» et un univers.
Expo Neckel Scholtus, au CAPe Ettelbruck
De Marie-Anne Lorgé
Des pieds nus ancrés dans la terre, les pieds du père dans une glaise hersée, comme s’ils prenaient racine: c’est par cette image que tout commence. Et c’est par ces mêmes pieds, mais chaussés et en mouvement, arpentant en boucle une prairie, que tout finit. Entre la photographie, ou plan fixe, du début, et la vidéo de la fin – une fin qui ne clôt rien mais ouvre un questionnement sur le présent de l’agriculteur, sur ses choix, tout comme sur le devenir du monde rural -, entre les deux, donc, un théâtre blanc, fait de draps de coton ou de lin, typiques de nos campagnes ou du trousseau familial d’antan, autant de draps brodés, personnalisés par des monogrammes, un patient travail artisanal, souvent dévolu à la maîtresse de maison, en un temps où la parure de lit, linge utile mais aussi symbolique (dormir/mourir), était un objet de valeur transmis de génération en génération.
Le drap fait partie de l’imaginaire collectif, c’est aussi un indice éminemment intime. Et c’est ce drap blanc, froissé par l’usage, que l’artiste Neckel Scholtus privilégie dans la mise en scène de son travail, dans la manière de se raconter par la photographie, médium de révélation par essence.
Ce que raconte la photographe, ce sont ses souvenirs d’enfance passée dans la ferme familiale, et partant de là, en donnant une visibilité au métier d’agriculteur, et à son évolution, c’est un hommage qu’elle rend à son père.
La ferme, l’artiste l’a vécue du dedans, elle sait donc de quoi elle parle, pour autant, sa photographie transcende le témoignage personnel pour rendre palpable un labeur avec toutes ses composantes invisibles que sont la sueur, l’abnégation, le perpétuel recommencement. Ce n’est pas une photographie documentaire, ce n’est pas non plus un exercice de nostalgie béate, ni surtout une vision bucolique ou idéalisée, c’est une plongée insolite dans un microcosme paysan familier, c’est un regard certes incarné mais particulièrement inédit posé sur les outils, les animaux, les saisons, la nature à travers la vie qui l’habite et le temps qui tout fait, défait et refait.
Sur les draps, écrans blancs comme une mémoire, la photographe Neckel coud des fragments de réel, où le passé a incubé, où, grâce à la distance artistique, à la lumière, à la couleur, au cadrage, à sa poésie, sa tendresse, son humour, ses ellipses, ses métaphores, son étrangeté parfois, sa qualité picturale souvent, ce qui se donne à voir, et qui est aussi singulier que très attachant, c’est tout à la fois une quête de soi, un portrait paternel, une transmission, une personnification de l’univers agricole et une voix donnée à la réalité d’une ruralité qui doit s’adapter.
Dans l’espace d’exposition, deux zones closes par les draps, autant de présences fantômes. Sur chaque drap, une impression photographique en couleur sur toile, cousue à la machine au coeur du textile, sensible page blanche.
On déambule dans le sens des aiguilles d’une montre. D’abord, il y a le paysage. Dans un champ, gros plan sur un pieu de bois, rescapé d’une clôture à refaire à chaque sortie d’hiver. Le pieu est fier, dressé vers le ciel, mais fatigué, vermoulu et solitaire, comme une analogie à la figure du paysan, une figure absente mais rendue ainsi étrangement présente. Le ciel bourgeonne et le fil de fer qui se détache dans le décor, forme un noeud particulièrement graphique, comme une sorte de coquetterie, en attente de réparation.
En miroir, au milieu du champ à l’allure de nulle part, un empilement de cageots de bois en équilibre instable, une masse silencieuse, désoeuvrée, comme une suspension avant une possible reprise de la tâche.
Laquelle tâche dit l’outil, au service de l’homme, toujours absent-présent, avec le portrait d’une herse de prairie, pimpante, astiquée, mais qui se languit, prend la pause comme un insecte géant contre le mur de la ferme, d’un ton inattendu, le rose.
L’outil annonce la matière, et puis le vivant. Alors, arrêt sur du foin, en une boule enchevêtrée comme un nid, et puis, du dehors au dedans, incursion dans la bergerie, rose elle aussi, comme une layette, et rencontre avec quelques moutons blottis comme une laine – les moutons, ultime élevage du père, qui a depuis une dizaine d’années transmis/cédé l’exploitation agricole à l’une de ses filles.
Retour extérieur. Autre écosystème, celui de la mare avec sa grenouille. Et passage du sauvage au domestique, du vert au blanc, avec l’oie qui traverse la glaise boueuse, seule, hagarde mais déterminée.
L’oie s’en va peut-être rejoindre une grange. En tout cas, la dernière image est celle de l’inerte, c’est une allusion au bâti par un zoom sur le crépi, toujours rose, où des bouts de fils incertains – conservés «au cas où» (rien ne se perd, tout sert et peut resservir dans le quotidien paysan) - défient le temps, suspendus comme d’énièmes signes graphiques.
La seconde chambre de draps s’ouvre sur une scène désarmante. Plan fixe sur un tubercule aux traits humains, sur une pomme de terre anthropomorphe coiffée d’une corde enroulée comme un nid ou une chevelure et qui repose comme un bébé dans du linge évoquant un couffin.
Cette image, qui résulte d’une performance, est suivie par une déroutante simulation de tétée, la pomme de terre - qui nourrit mais qui, pour le coup, se nourrit - buvant un lait aussi invisible qu’improbable au sein de la photographe – osmose de l’humain et de l’organique dans la grande chaîne du vivant.
En écho, une image zoome sur un objet de forme conique, une analogie formelle au sein qui, en l’occurrence, tamise de la farine, une scène capturée dans la pénombre d’un coin de moulin (désaffecté) proche de l’alcôve, lieu propice aux chuchotements, soustrait aux regards indiscrets –enfant, Neckel a beaucoup joué dans ce lieu, un souvenir dès lors projeté/converti en une perception toute de sensualité.
Ensuite, filiation. Et vibration. Avec un portrait de l’homme, du père, du fermier. Vu de dos – un dos nu, fort comme un tronc, noueux d’avoir trop porté. Et vu par les mains, rugueuses comme l’écorce.
Et puis, il y a les bottes du père, que chausse un personnage féminin en robe blanche et à la chevelure de corde, un personnage également saisi de dos, aussi énigmatique que la scène qu’elle interprète.
Arrive la compagne de la campagne, l’hôte star d’une filière du vivant, la vache, qui rythme la vie de la ferme, ses investissements aussi. Elles sont trois dans l’image, toilettées comme des mannequins, triées sur le volet comme des marchandises, et pour cause, exhibées à la foire agricole d’Ettelbruck. La photographie leur caresse la croupe, un cadrage bien décalé pour honorer la reine des pâturages, mais ce qui se lit sous le clin d’oeil, c’est l’émotion liée à une fin d’activité, à son transfert en d’autres mains : c’est une page qui se tourne en même temps que le chapitre d’une histoire qui continue de s’écrire, tenaillée par la question de savoir ce que l’on fait de l’agriculture aujourd’hui.
De la vache à la matière, voici la paille, qui dit la litière et la nourriture, donc, le soin aux animaux, mais qui renvoie aussi à une texture artisanale et, plus romanesquement, à d’humaines histoires d’amour buissonnier ou de jeu d’aiguille perdue. La botte est défaite, comme une cachette : une image en tire un portrait en gros plan, à la limite d’une abstraction qui gagne en mystère et en volupté.
Dans la dernière image, deux lézards enroulés sur le gravier : parade amoureuse ou lutte de pouvoir ? Une allégorie sans doute des forces contraires, passion et désillusion, qui font que le paysan se lève et se bat.
Il est unique le regard que Neckel Scholtus porte sur l’exploitation agricole, déjà parce qu’il s’agit du terrain de jeu de son enfance, et parce qu’elle sait le respect dû à cet héritage, à ses enjeux. Et pour nous en parler, un outil aussi décalé que lucide, une photographie qui prend la mesure du temps et qui passe de l’espace au détail, du mur au pré, de la matière au vivant, du biotope aux animaux, de l’objet à l’humain, et vice versa, avec son lot de métaphores, de référents symboliques, d’alliances de formes ou de couleurs, de réminiscences et d’observations, ressentis inclus.
Au final, tout l’art de la photographe Scholtus, c’est de réussir un trait d’union entre le singulier et un universel agricole. Entre le «je» et un univers.